ERIC LINT

Au Québec, des écrivains et poètes ont vécu poétiquement sans rimes ni raison littéraire, en dehors de toute mécanique idéologique et propagande. Ils forment une discontinuité fragile qui n’est pas destinée à être vaincue et qu’il sera difficile d’intégrer à l’enchevêtrement identitaire sans la modifier de fond en comble. La force de leur éloignement et de leur renoncement, les faisceaux nerveux de leur ironie, sont de savantes techniques qui expriment non seulement l’affirmation de leur résistance mais aussi le refus d’un engrenage littéraire qui plie à sa logique.

La littérature a fini par constituer ici aussi un certain ordre naturel qu’il est parfaitement vain de refuser. Cette légalité littéraire ne s’accommode pas de démasquer le faux ménage des écrivains devenus images aplaties, des poètes nourris de diverses prébendes et la nature obscure d’une écriture à vocation évidemment éditoriale. Pourtant, la littérature est parfois réduite à la défensive car contre l’idéal réifié de l’harmonie littéraire, variété de fantôme idéologique consensuel, la méfiance s’actualise. La stratégie du renoncement et ses nécessaires écarts expriment, à travers la soustraction méticuleuse au pouvoir, la différence singulière que restent envers et contre tout, la poésie et l’écriture qui n’entendent pas servir le champ littéraire.

Ces différents points laissent déjà voir un peu comment tremble le terrain. Ou comment il a tremblé.

La saga de la revue « Steak Haché » peut servir d’exemple. Née en 1998, avec 109 numéros et la participation de 700 auteurs et dessinateurs, la revue stoppa fort honorablement son élan vital en 2007. Amarrée à une sorte de vie suspendue, elle jouit maintenant de sa longévité enviée et offre un panorama captivant, mais par défaut, de la vie littéraire québécoise, une sorte de reflet florissant et libre au contenu éclectique et peut-être favorable à un nouvel esprit critique. Avec son 109e numéro, la revue ouvrait ainsi symboliquement la porte à un sang neuf et indiquait un sentier de guerre laissé libre et ouvert.

Choix de lectures :
La conspiration dépressionniste, numéros 1 à 7, Moult éditions, Montréal, 2003/2010.
La Bombe, journal satirique paru en 1909 à Montréal, Moult éditions, Montréal, 2001.
Québec, ville dépressionniste, Moult éditions, Montréal, 2008.
Steak Haché (106 numéros), 1998/2007, Librairie Le chercheur de trésors, Montréal.
La vérité se passe un doigt, Steak haché anthologique, éditions Trois-Pistoles, Notre-Dame-des-Neiges, 2000.

Adorno, Theodor. W. Dialectique négative, Paris, Payot, 2001
Aron, Paul (dir.). Du pastiche, de la parodie et de quelques notions connexes, Québec, Nota Bene, 2004.
Beaudet, André. Littérature, l'imposture : essais, Les herbes rouges, Montréal, 1984.
Bénabou, Marcel. Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, P.U.F., 2002.
Debord, Guy. La société du spectacle, Paris, Champ libre, 1967.
Dubuffet, Jean. Asphyxiante culture, Paris, Pauvert, 1968.
Del Giudice, Daniele. Le stade de Wimbledon, Paris, Rivages, 1985.
Issenhuth, Jean-Pierre. Rêveries, Montréal, Boréal, Coll. « papiers collés », 2001.
Jouannais, Jean-Yves. Artistes sans œuvres, Y would prefer not to, Paris, Hazan, 1997.
Kraus, Karl. La littérature démolie, Introduction d’Élias Canetti, Paris, Rivages, 1993.
Louette, Jean-François ; Roche, Roger-Yves. Portraits de l’écrivain contemporain, Seyssel, Champ Vallon, Coll. « essais », 2003.
Melville, Herman, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, 1996.
Vila-Matas, Enrique. Bartleby et compagnie, Paris, Gallimard, 2000.
Von Hofmannsthal, Hugo. Lettre de Lord Chandos, préface de Claudio Magris, Paris, Rivages, 2000.

Cette conférence par Patrick Tillard: « 109 numéros, 700 collaborateurs : « Steak Haché » contre « le docte pouvoir » et les « Poèmes-Parking » est présentée dans le cadre du groupe de recherche de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain 2010-2011 sous la direction de Jean-François Chassay et Bertrand Gervais.

Avec la participation de Richard Gingras de la librairie du Chercheur de trésors

Patrick Tillard a soutenu une thèse sur les écrivains négatifs sous la direction de Bertrand Gervais. Il a publié un roman au Québec et plusieurs albums jeunesse en Belgique et en France.

Mercredi 6 avril 2011 de 14h-17h au J-4255 à l'UQAM - entrée libre.